samedi 30 avril 2011

NEUE SLOWENISCHE KÜSTENDORF

Le mois de mai qui arrive verra l’indus conceptuel de Laibach sévir en terre francophone pour trois dates à ne pas manquer (Bulle en Suisse le 7/5, Paris le 8/5 et Lille le 9/5). 
Un peu plus tard dans le mois, c’est l’émir de Küstendorf, le célèbre Kusturica que l’on pourra retrouver au milieu des robes de soirées, des costards et des soirées caviar-coke du festival de Cannes, où il présidera la section « Un certain Regard ». 
Ces deux événements n’ont à priori rien à voir et incarnent même à tout point de vue des univers opposés. Ils sont pourtant forts intéressants à juxtaposer :
En dépit de leurs différences radicales, Laibach et Kusturica sont deux aspects, deux visages, de la « pop culture » yougoslave, et deux de ses produits les plus reconnus à l’exportation. Outre ce point commun, un lien très particulier les rapproche : leur rapport, ambiguë, aux idéologies qui ont précipité leur pays dans le chaos.

 Des écrans de cinéma  (bande annonce de Underground)...

...à la prise de Vukovar (paramilitaires serbes),  
la guerre c'est rock'n'roll !

D’un côté, on a un cinéaste qui a mis en scène – parfois non sans talent ni sensibilité – une certaine folie débridée qui serait propre à la région, folie qu’il finira par exalter jusqu’à la caricature, comme un archétype balkano-balkanique. Un homme qui a su fort habilement se poser en ami des tziganes, jouer la carte pro-yougoslave, puis le trip alter-mondialiste, pour devenir une icône des alternos softs et de la Bohème gentrifiée de Paris, Londres ou Berlin. Celle qui écoute du Balkan Beat et va à Guca à la recherche d’une authenticité balkanique idéalisée.


De l’autre côté, c’est un groupe des années 80, à l’imagerie totalitaro-industrielle, aux reprises martiales de hits internationaux et le fer de lance d’un autoproclamé « Neue Slowenische Kunst », en allemand dans le texte (« Nouvel Art Slovène »). Des ingrédients qui ont valu à Laibach une réputation sulfureuse d’artistes aux affinités plus que droitières.

Laibach m’a fasciné dès les années 80, alors que, petit ado corback, je tournais à Front 242, Clock DVA et autres Cabaret Voltaire. Avec Borghesia, également slovène, Laibach est un des premiers groupes qui m’a fait prendre conscience que dans cette « autre Europe » existait une contre-culture musicale audacieuse et donc digne d’intérêt.


 Cabaret Voltaire et Borghesia : 
de Sheffield à Ljubljana, 
la même bande son flippée de la guerre froide et du retour de manivelle conservateur.

Laibach me paraissait être avant tout une grosse provocation, assez en phase avec un certain cynisme de l’époque : un concept chargé de défier ce qu’on n’appelait pas encore le « politiquement correct ». C’était aussi selon moi, à l’instar des groupes cités plus haut, un miroir sonore grossissant de cette période étrange, encore cadrée selon le prisme de la guerre froide – dont on ne se doutait pas qu’elle était moribonde - , et de cette Europe déjà en pleine tentation populiste.
 
J’allais le comprendre beaucoup plus tard : Laibach était évidemment aux premières loges de cette chute du modèle communiste, et de son recyclage à droite de la droite, qui allait virer à l’explosion. Leur production fut une sorte de version pop-art de cette mutation idéologique et de la déflagration violente qu’elle a engendrée, mais pas forcément selon moi une adhésion aux idées qu’elle véhiculait.

Extrait de  "Te souviens tu de Dolly Bell", le premier film de Kusturica

Presque à la même époque, je découvrais Kusturica, dont je ne devins pas un inconditionnel. 2-3 choses dès cette époque me dérangeaient, notamment le rapport à la femme, juste bonne à se faire b… violemment, ou l’ambivalence des personnages, dont le glissement vers le mal sonnait parfois comme un troublant rite initiatique. Ceci dit, j’appréciais la sensibilité des premiers films, et comme beaucoup de jeunes branleurs un tant soit peu fêtards, je m’allumais sur cette sorte de frivolité déjantée et libre qui transparaissait parfois …jusqu’à ce qu’elle vire à la marque de fabrique excessive et aux clichés. J’ai aussi cru, en pleine guerre yougoslave, au marketing pro-yougo que Kusturica nous a servi en France. Et au début, son groupe No Smoking Orchestra me semblait incarner une sorte de nouba néo-punk d’honnête facture, régénérée à la sauce folk (Je n’avais pas encore découvert des groupes beaucoup plus foutraques comme Kultur Shock ou Terrafolk). On notera au passage que No Smoking Orchestra se réclamait du « mouvement néo-primitiviste », cette vague ethno-rock née à Sarajevo, dont le nom pompeusement conceptuel se voulait, encore une coïncidence troublante, un pied de nez au « Neue Slowenische Kunst » de Ljubljana.

Toujours est-il qu’entre temps, j’ai voyagé en Ex-Yu, j’ai fait ma vie avec une native du cru, j’ai appris la langue et j’ai eu – de fait – un accès illimité, par les gens autant que par le net, à l’ex-Yougoslavie dans tous ses états. J’ai lu, vu, entendu, potassé, compilé, décortiqué, comparé, plein de trucs, tant sur le gang indus de Trbovlje que sur le « Fellini des Balkans ».


 

A force d’épluchage, j’ai fini par acquérir la conviction que Laibach était bien un miroir artistique, certes dérangeant et méritant sans doute un décryptage, de la montée des nationalismes, puis du conflit que ces derniers générèrent. Un miroir pas forcément complaisant mais plutôt questionnant. Ses reprises des pires hits du Top 50 en marche militaires symbolisent autant l’aliénation par la culture de masse en général, que, précisément, l’instrumentalisation de cette culture de masse par les parties en conflit.

Laibach et son Etat NSK à Sarajevo

Outre le fait que le groupe se dise aujourd’hui yougonostalgique, il a été l’une des rares formations à jouer dans Sarajevo (Ville « turque » selon la rhétorique grand-serbe) assiégé. Ce fut même l’un des rares événements culturels d’envergure que connut la ville durant cette tragique période. Laibach a repris « Mars Na Drinu », cette chanson serbe épique de la première Guerre Mondiale, en lui donnant une explicite dimension violente et oppressante. Laibach a ainsi – à sa façon – pris position contre le fascisme de Belgrade et Pale


Plus globalement, son Etat virtuel, le « NSK State », n’est il pas un écho (peut être une alternative ?) aux nouveaux Etats-Nations nés du conflit yougoslave ? 


  Kusturica  est en voyage d'affaires chez Lukachenko


No Smoking Orchestra - Wanted Man : 
" Ko ne voli Dabic Rašu, popušio kitu našu"
"Qui n'aime Raso Dabic (pseudo de Radovan Karadzic), devra nous sucer nos bites"
Tout le charme subtil de la poésie épique serbe du XXIe siècle !
 

Küstendorf : l'écomusée de la Serbie éternelle

Pas d’Etat virtuel sauce NSK chez Kusturica mais un pseudo écovillage, à la gloire d’une Slavie mythique et de l’orthodoxie. Pas de questionnement mais des certitudes. Quant à son cinéma, la folie débridée qu’il célèbre sonne au final comme un alibi inconscient qui semble dire « Nous sommes des sauvages, mais notre barbarie est festive ».

Bref, pour faire court, les vrais extrémistes sont à Küstendorf, pas à Trbovlje.

(A suivre dans quelque jour avec un décryptage yougosonique de Laibach…)

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